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  • Victoria Afanasyeva

Les antialcoolistes abstinents et la peur des boissons fermentées

Quelques idées qui ont surgi à partir d'une image ci-contre, "Les boissons hygiéniques" (1927). D'emblée l'intitulé m'a interpelée, car la légende du dessin précise que les boissons hygiéniques sont celles sans alcool. Or, depuis la fin du XIXe siècle, la majorité de Français·es et de militants antialcooliques considèrent que le vin, la bière, le cidre et le poiré (càd les alcools fermentés) font partie de cette catégorie (voir cotes BB/18/6820-6825 aux Archives nationales).

"Les boissons hygiéniques", dans L'Aube nouvelle, 13, juin 1927, p. 2.
Tableau mural "L'alcool, voilà l'ennemi", c.1900.

Cette illustration est découverte dans les pages de L'Aube nouvelle, dans le numéro 13 du juin 1927. L'Aube nouvelle est le périodique mensuel édité par la branche française de l'Ordre Indépendant des Bons Templiers (franc-maçonnerie) à l'attention de ses jeunes adhérents. C'est une image classique au premier abord, avec les "bonnes" boissons pourchassant les "mauvaises", sous l'œil narguant d'un soleil levant, représentant ici l'action des Bons Templiers. Le combat entre le bien et le mal n'est pas sans rappeler ce tableau mural du début de siècle, mais ici, la lutte est en version abstinente. L'antialcoolisme abstinent, qui consiste en refus total de toutes les boissons alcoolisées, est minoritaire en France et s'incarne dans l'action de la Croix-Bleue, de la Croix d'Or et des Bons Templiers.

Or, il y a un grand absent sur cette image du côté des pourchassés – cet absent est l'alcool fermenté, c'est-à-dire le vin, la bière, le cidre et le poiré. En effet, quand on lit les étiquettes des ennemis, on y retrouve l'amer, le cognac, l'absinthe et deux bouteilles étiquetées "alcool".

"Les boissons hygiéniques" (détail), dans L'Aube nouvelle, 13, juin 1927, p. 2.

On pourrait supposer que le contexte de publication de cette image soit propice à ce non-dit : après la Première Guerre mondiale et l'héroïsation du vin (voir Le Bras 2018, Ridel 2016), cette boisson est devenue intouchable et, par rebond, a fourni la protection à d'autres boissons fermentées. En conséquence, dans l'entre-deux-guerres, le mouvement antialcoolique français a désigné son ennemi par le mot "alcool", un terme évasif qui devrait être compris dans ce contexte comme seules boissons alcoolisées distillées et apéritives. Or, les Bons Templiers sont abstinents et ils sont supposés continuer leur lutte contre n'importe quelle boisson. De cette manière, l'absence de vin, de bière et de cidre avec le poiré commencent à nous interpeller. Une interrogation qui se renforce, quand on regarde du côté de celui qui mène l'offensive : le petit coco, l'eau, le café, le thé, le chocolat, le lait... et un petit nouveau à l'arrière plan – le vin sans alcool.

"Les boissons hygiéniques" (détail), dans L'Aube nouvelle, 13, juin 1927, p. 2.

L'Aube nouvelle affirme avoir reçu ce dessin de la Croix-Bleue, une autre association abstinente (et protestante). Je n'ai pas trouvé cette illustration dans les pages des journaux de la Croix-Bleue, mais dans l'en-tête de tous les numéros de son périodique mensuel en 1909 j'ai découvert l'image suivante :

L'en-tête de La Croix-Bleue, novembre 1908.

Cette illustration est visiblement sortie de la plume du dessinateur protestant Joël Thézard (on le rencontrera encore dans ce post). On y voit une femme (la Croix-Bleue est un mouvement familial et il compte autant de femmes que d'hommes parmi ses membres) en train de faire le ménage avec un balai : les bouteilles sont ici en position statique, inerte, en attente d'être jetées sans résistance à la poubelle. Cependant, bien que cette image date d'avant la Première Guerre mondiale – avant la sacralisation du vin – sur les étiquettes on distingue "verm[outh]", "mar[?]", "absi[nthe]", "kirsc[h]", "[co]gnac", "byr[rh]", "geni[èvre]", "amer", mais aucune boisson fermentée. Elles échappent à nouveau à ce ménage antialcoolique.

L'en-tête de La Croix-Bleue (détail), novembre 1908.

Bien évidemment, l'aile modérée (ici, représentée par l'Union des Françaises contre l'alcool) n'attaque pas les boissons fermentées et milite contre l' "alcool", quelle que floue ne soit sa définition (voir ici l'analyse de l'image) :

"Hors de France alcool maudit", carte postale et affiche, 1922-1923.

Pour appuyer ma thèse d'un oubli volontaire de boissons fermentées dans la propagande abstinente du début du XXe siècle, regardons ce dernier dessin. Il est d'autant plus étonnant, qu'il est réalisé à l'occasion du 70e anniversaire de l'apôtre radical de l'abstinence en France, Paul-Maurice Legrain (1860-1939) :

"Sauve qui peut !", dans Le 70e anniversaire d'un apôtre de l'abstinence : le docteur Maurice Legrain, Cahors, Impr. A. Coueslant, 1930, p. 128.

Les bouteilles non identifiées (parmi lesquelles on remarque pourtant un intrus de mode, un shaker à cocktail), issues de la plume du même Joël Thézard, s'enfuient en voyant le soleil levant – Paul-Maurice Legrain, le fondateur de la branche française de l'Ordre Indépendant des Bons Templiers (Independent Order of Good Templars, IOGT) :

"Sauve qui peut !" (détail), dans Le 70e anniversaire d'un apôtre de l'abstinence : le docteur Maurice Legrain, Cahors, Impr. A. Coueslant, 1930, p. 128.

Références :

Fillaut Thierry, "De l'allié d'hier à l'ennemi d'aujourd'hui. Les antialcooliques et le vin en France

de la Belle Époque à nos jours", dans Frédéric Pitou et Jacqueline Sainclivier (dir.), Les affrontements : usages, discours et rituels, Rennes, PUR, 2008, p. 159-170.

Le Bras Stéphane, "Et le vin faillit devenir un alcool. Perceptions, représentations et pratiques autour du vin pendant la Première Guerre mondiale", dans Hubert Bonin (dir.), Vins et alcools pendant la Première Guerre mondiale (1914-1919), Bordeaux, Féret, 2018, p. 41-65.

Le Bras Stéphane, "Les faux amis. Les vins de quinquina et le ventre", Siècles, 53, 2022 (en ligne).

Ridel Charles, L'ivresse du soldat, Paris, Vendémiaire, 2016.


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