Le mouvement antialcoolique français de la Belle Époque s'appuie dans sa propagande sur la théorie de la dégénérescence. Formulée par Augustin Morel en 1857, puis développée et précisée par Paul-Maurice Legrain et Valentin Magnan, la théorie de la dégénérescence explique la transmission des maladies mentales de la génération des parents à la génération de leurs enfants, et ainsi de suite. Selon les médecins, l'alcoolisme se transmet ainsi de manière héréditaire de père en fils. Dans Dégénérescence sociale et alcoolisme de Paul-Maurice Legrain (lauréat du Prix Lunier de 1891 organisé par la Société Française de Tempérance, publié en 1895 chez Georg Carré éditeur), les tableaux généalogiques et les études cliniques illustrent la "progression" de l'alcoolisme et des maladies qu'il provoque au sein des familles :
Ces conclusions de Legrain, médecin-aliéniste mais aussi apôtre de l'antialcoolisme populaire, ont donc tout naturellement nourri le contenu des conférences et du visuel produit à l'attention du grand public. Les mêmes tableaux généalogiques des "alcooliques héréditaires" sont utilisés dans les séries de projections lumineuses, alors que les photos et dessins des "dégénérés", édités sous forme de cartes postales et affiches, finissent par dresser un imaginaire glaçant du "fléau alcool".
En haut à gauche : "Extinction de la famille", vue sur verre, collection de vues antialcooliques, 1898, Musée national de l'Éducation, 0003.00500.15. En haut à droite : "À parents sobres enfant sain. - À parents alcooliques enfant dégénéré", carte postale circulée en 1901, ma collection. En bas à gauche : carte postale représentant la généalogie de l'alcool, années 1900, Delcampe. En bas à droite : "L'alcool empoisonne lentement" (détail), affiche, fin des années 1890, Musée de Bretagne, 977.0134.1.
Ainsi l'affiche terrifiante qui m'a été très gentiment communiquée par Janet Olson, archiviste de la maison Frances Willard, s'inscrit dans cette représentation de l'hérédité alcoolique. La maison Frances Willard veille sur les archives de la (W)WCTU, et l'affiche "Méfiez-vous...", produite par la Ligue Nationale contre l'alcoolisme, se trouve donc dans les fonds laissés par cette association antialcoolique féminine internationale.
Je n'ai pas réussi à trouver la date exacte de l'édition de cet outil de propagande destiné au grand public, mais quelques indices permettent d'établir une période. L'affiche est produite entre 1911 et 1915 : en 1911, la Ligue Nationale contre l'alcoolisme (LNCA) s'installe 147 boulevard Saint-Germain dans Paris 6e ; en 1915, l'absinthe consommée par le père de famille est bannie en France. On pourrait trouver l'année précise dans L'Étoile Bleue, publiée par la LNCA.
Le titre de l'affiche prétend définir l'alcoolisme ("c'est l'usage habituel de l'alcool"). Les deux premiers paragraphes du texte développent l'idée que la consommation quotidienne d'un verre d'alcool expose le buveur (ou la buveuse) au danger d'"être alcoolique". Au passage, remarquons que l'affiche ne condamne pas "l'usage" ponctuel de l'alcool, et qu'une quantité – un verre – est déjà considérée par la LNCA comme nuisible. Cela n'est pas sans rappeler les campagnes de propagande plus récentes : "Un verre – ça va, trois verres – bonjour les dégâts" (1984) et "L'alcool c'est deux verres par jour, et pas tous les jours" (2019).
Enfin, le troisième paragraphe arrive au cœur du problème : "Mais le résultat le plus déplorable de l'alcoolisme, c'est que les parents transmettent presque toujours à leurs enfants, avec leur vice horrible, une tendance a devenir tuberculeux, rachitiques, idiots ou épileptiques". Ce petit texte sert notamment à expliquer l'image : à gauche, le père alcoolique, "la cause", un verre à la main, les yeux de la même couleur jaune que l'absinthe ; à droite, son fils hérédo-alcoolique, "la conséquence". Les vêtements du père nous indiquent qu'il provient des classes populaires – c'est avec cette catégorie de population que la majorité des antialcoolistes de la Belle Époque associent la maladie et la dégénérescence.
En préparant les détails de l'affiche pour ce post et en mettant les portraits du père et du fils dans l'axe droit de leurs cadres, je me suis rendu compte d'un détail. L'artiste qui a réalisé le dessin (Bertrand Perrier ?) a placé le fils dans l'axe droit du regard, mais lorsque l'on redresse l'image, la figure du fils se déforme - on s'aperçoit alors que sa position inclinée à l'intérieur du cadre est une autre "conséquence" de l'hérédité alcoolique.
Cette théorie est critiquée et discréditée (selon wikipedia) dans les années 1930, mais elle est encore présente dans le visuel antialcoolique de l'entre-deux-guerres, notamment dans les images produites par l'Union des Françaises contre l'alcool ("Alcool menace les enfants de France" et "Cocktail, ses conséquences").
Sur l'imprégnation sur la propagande antialcoolique par la théorie de la dégénérescence et la question sociale, voir notre article avec Audrey Bonvin :
"Protéger l’enfant de l’alcoolisme ? Analyse comparative des engagements de la Française Victoire Lecoy (1858-1932) et de la Suissesse Adèle Huguenin alias T. Combe (1856-1933)", Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 25, 2023, p. 49-69. (DOI)
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