Société de sobriété d'Amiens
- Victoria Afanasyeva
- 27 juil.
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Dernière mise à jour : 29 juil.
Le combat contre l’alcool démarre en France en 1835, à Amiens, une ville industrielle du département de la Somme, célèbre pour ses manufactures textiles. Selon un rapport établi par la Caisse d’épargne locale, la population d’Amiens consommerait quotidiennement plus de verres d’alcool qu’il n’y a pas d’habitants : près de 49500 verres pour 45000 Amiénois·es, hommes, femmes et enfants confondus.
Henri Dutrône (1796-1867), conseiller à la Cour royale d’Amiens, résout alors de créer, en juin 1835, une société dont l’objectif est de combattre le vice de l’ivrognerie. Cette initiative de Dutrône s’explique par son engagement actif dans plusieurs œuvres sociales, ainsi que par le temperance movement émergeant dans le monde anglo-saxon et qui commence à en faire parler la presse française.

Le conseil d’administration de la Société de sobriété est constitué des "citoyens honorables" d’Amiens (médecins, notaires, journalistes, architectes, avoués) et des chefs d’ateliers. Ces derniers sont censés être majoritaires afin de remplir le but principal de l'œuvre, "d’éloigner de l’ivrognerie les ouvriers". En contact permanent avec les ouvriers, les chefs d’ateliers peuvent alors jouer le rôle d’intermédiaire entre leurs employés et les décisions de la Société de sobriété.
Hommes ou femmes, enfants ou adultes, tout le monde peut en devenir membre, à une seule condition : payer sa cotisation annuelle de 5 fr., somme que Dutrône estime tout à fait "accessible même aux plus modestes ouvriers". Cependant, ce document trouvé récemment sur Delcampe témoigne du payement de la cotisation de seulement 25 centimes pour l’année 1836.

Peut-être que les règles d’adhésion ont changé, car l’activité de la société est aussi incertaine: les statuts datant de juin 1835 n’énoncent pas clairement les moyens d’action (voir les annexes de ce post). Si les articles 3 et 4 rappellent l’intention de Dutrône d’agir sur les habitudes des ouvriers, en lien avec les chefs d’ateliers, ils ne précisent pas comment ce but va être mis en œuvre, à part les récompenses (art. 5), dont la distribution paraît ne jamais avoir eu lieu. La seule action réalisée par la société de sobriété est l’organisation du prix (art. 2) de mémoires savants, qui ne concerne qu'indirectement la population ouvrière.
Annoncé le 3 juillet 1835, le prix, d’une valeur de 200 francs, cherche à récompenser le "meilleur mémoire sur les causes et les effets de l’ivrognerie, ainsi que sur les moyens de remédier à ce vice en France". Le concours bénéficie d’une relative médiatisation dans la presse nationale, et, selon Le Temps du 13 décembre 1835, au moins huit mémoires sont soumis à l’évaluation du jury.
Le gagnant du prix est annoncé en août 1836 : Louis-Auguste Labourt (né en 1793), procureur du roi, membre des académies d’Amiens et d’Arras et de diverses sociétés savantes, auteur de l’Essai sur l’intempérance des classes laborieuses et l’établissement en France des sociétés de sobriété. Une nouvelle édition du prix est annoncée : les auteurs ont à traiter de l’influence des sociétés de sobriété sur l’industrie ("Quels sont les résultats possibles des sociétés de Sobriété, quant à l’industrie française tant agricole que manufacturière et commerciale, considérée à l’intérieur et dans ses rapports avec l’étranger ?"). Or, aucune candidature ne parvient à Dutrône, suite à quoi le concours est prolongé jusqu’en 1840. La remise du prix n’a finalement pas lieu.
Le mémoire de Louis-Auguste Labourt est publié en 1837 à tirage limité. Henri Dutrône cherche à obtenir auprès du ministre de l’Intérieur une aide financière pour une édition plus importante, mais semble rencontrer un refus. Une ré-édition du mémoire de Labourt sur l’ivrognerie, combinée à son autre travail consacré aux enfants trouvés, paraît en 1848.
Quant à la Société de sobriété d'Amiens, elle périclite peu après la première édition du mémoire de Labourt. Cette première initiative "antialcoolique" (NB : terme anachronique, car l’alcoolisme n’est défini qu’en 1849 par Magnus Huss) française ne trouve pas de soutien suffisant à sa pérennisation : la demande de reconnaissance d’utilité publique, adressée au ministre de l’Intérieur dès le juin 1835, est refusée, car l’activité de la société n’a pas encore "amené des résultats positifs". Quelques années plus tard, la recherche de subvention pour la ré-édition du travail de Labourt auprès du même ministère échoue également. Bien que, selon les sources disponibles, la société recrute des dizaines de membres tant auprès des élites amiénoises que parmi la population ouvrière, la graine sobre ne donne pas de racines. Si cette lutte contre le "vice" de l’ivrognerie s’inscrit pleinement dans l’hygiénisme des années 1830, elle ne concerne finalement que quelques représentants d’élites préoccupés par la condition ouvrière, car l’ivrognerie n’est pas encore devenue un fléau, un problème majeur.
Très en avance sur son époque en France, l’entreprise de Dutrône est parfaitement en phase avec le temperance movement à l'échelle transnationale. La mention qu’en fait le pasteur américain Robert Baird dans son Histoire des sociétés de tempérance des États-Unis d’Amérique (1836) démontre par ailleurs que l’entreprise amiénoise était connue outre-Atlantique, et qu’elle était sans doute considérée par les militants américains comme le relais du mouvement sur le continent européen.
![Page de garde du livre Histoire des sociétés de tempérance des États-Unis d’Amérique par Robert Baird (Paris, Hachette, 1836) dédié à la Société de tempérance [de sobriété] d’Amiens.](https://static.wixstatic.com/media/63bd17_0562da5bff5044ef91c14e8b4fd020db~mv2.jpg/v1/fill/w_980,h_1557,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/63bd17_0562da5bff5044ef91c14e8b4fd020db~mv2.jpg)
Pour en savoir plus :
Afanasyeva Victoria, Cherchez la femme : histoire du mouvement antialcoolique en France (1835-1954), Paris, IFJD, 2021, p. 29-33.
Assimakopoulou Foteini, Chatzis Konstantinos, « Dutrône (1796-1867), “Défenseur des faibles et des opprimés”, un faiseur de projets à l’âge romantique », Neohellenica historica, vol. 2, 2010, p. 229-269.
Sueur Nicolas, « La lutte d’un notable contre l’ivrognerie sous la Monarchie de Juillet : Henry Philippe Auguste Dutrône et la genèse de la Société de sobriété d’Amiens », Le Mouvement Social, n° 287, 2024, p. 139-162. DOI : 10.3917/lms1.287.0139.
Annexe :
Statuts de la Société de sobriété d’Amiens. Source : Archives départementales de la Somme, 99M80059.

