Avocate (et) féministe, Maria Vérone (1874-1938) se rallie au mouvement antialcoolique au début de 1914, pendant la campagne de l'Alarme. Cette dernière consiste en l'organisation d'une vingtaine de meetings dans les grandes villes (Paris, Toulouse, Alençon, Clermont-Ferrand, Nîmes, Nantes, Bordeaux…) en janvier-mars 1914.
Le 31 janvier à Toulouse et le 1er février à Bordeaux, Maria Vérone "présente un plaidoyer émouvant en faveur de la femme et de l'enfant, victimes innocentes de l'alcoolismes". À Toulouse, un millier de personnes assistent à ce meeting tenu dans la salle du Jardin royal et pendant lequel prennent également la parole le docteur Bézy, professeur à la faculté de médecine, Eugène Quillent, syndicaliste, Henri Schmidt, député des Vosges et Maurice Bertrand, avocat à la Cour d'appel de Paris. Le lendemain, "les Bordelais et Bordelaises étaient venus en grand nombre écouter et applaudir les orateurs" : les docteurs Régis et Arnozan, l'un aliéniste et l'autre professeur à la faculté de médecine, ainsi que Maria Vérone, Eugène Quillent, Henri Schmidt et Maurice Bertrand.
Peu avant ces meetings, Maria Vérone s'était déjà affichée en tant qu'antialcooliste. Fin décembre 1913, elle a organisé sur les boulevards parisiens une baraque foraine "pour l'antialcoolisme, le pacifisme et le féminisme". Les photographies conservées à la Bibliothèque Marguerite Durand (photo 1, photo 2, carte postale) permettent de distinguer quelques illustrations et documents exposés dans cette installation :
Pendant la Grande Guerre, l'avocate adhère à l'union sacrée contre le "boche de l'intérieur" et participe à trois nouvelles manifestations. Le 2 avril 1916, le grand amphithéâtre de la Sorbonne, qui s'avère "trop petit pour contenir la foule qui s'y pressait", accueille "une grande manifestation antialcoolique". C'est le premier événement antialcoolique ouvert au grand public depuis le début de la Guerre, et il est organisé par le Conseil national des femmes françaises avec le soutien de l'hebdomadaire féministe La Française. Dans ce dernier, on peut lire le résumé du discours de Maria Vérone :
Un mois plus tard, au même grand amphithéâtre de la Sorbonne, c'est au tour de la Ligue nationale contre l'alcoolisme (LNCA) d'organiser son "grand meeting antialcoolique". À l'opposé de la manifestation féministe-antialcoolique, où sept femmes ont pris la parole et un seul homme était le président d'honneur (général Malleterre), Maria Vérone est la seule femme inscrite sur le programme de l'événement de la LNCA, aux côtés de cinq hommes orateurs.
Le dernier événement antialcoolique recensé avec Maria Vérone dans le programme date du 15 décembre 1918, encore à la Sorbonne. C'est la "grande réunion annuelle" organisée par la LNCA pour distribuer les récompenses aux élèves des écoles publiques du département de la Seine ayant participe au concours de la Ligue. Voici l'extrait du compte rendu de l'événement concernant la participation de Maria Vérone :
Il lui suffit de se lever pour soulever les acclamations des assistants. Elle insista plus particulièrement sur la coupable faiblesse du Parlement envers la bistrocratie et sur le rôle des femmes dans la lutte contre le fléau. Elle déchaîna l’enthousiasme de la foule en réclamant le vote des femmes qui libèrera la France de l’alcool.
Dans les années 1920, l'antialcoolisme et les féminismes tentent de s'adapter au nouveau contexte de l'après-guerre. Les féministes se heurtent aux rejets constants de projets de loi sur le suffrage universel, alors que l'action antialcoolique est entravée par la sacralisation du vin pendant le conflit et l'échec de la prohibition américaine. Enfin, la crise de la surproduction viticole et la propagande étatique en faveur de la consommation du vin crispent les relations entre les ailes tempérante et abstinente de l'antialcoolisme français. Ainsi Maria Vérone reçoit-elle les critiques de Paul-Maurice Legrain, fervent abstinent, qui accuse l'avocate, "antialcooliste à ses heures", d'exprimer son amour pour "tous les bons vins" dans les pages du périodique Grand tourisme en 1926. Dix ans plus tôt, il est vrai, Maria Vérone admirait la prohibition russe lors de son discours du 7 mai 1916 à la Sorbonne :
[…] la victoire contre l’ennemi de l’extérieur, ne serait rien s’il n’y avait la victoire contre l’ennemi de l’intérieur, et ces morts héroïques maintenant vous disent : « Nous avons fait notre devoir, nous avons donné nos vies à la Patrie, à vous maintenant de faire le vôtre ». […] nous autres, femmes républicaines, nous en sommes presque arrivées à regretter de n’avoir pas en France, pour 24 heures, un Tsar qui puisse faire ce que n’a pas fait notre Parlement.
Mais la prohibition russe, instaurée au début de la Guerre en août 1914, a été rapidement rendue caduque par divers décrets locaux et impériaux. Par exemple, dans la province de Kalouga, la vente du vin de moins de 16° est autorisée dès le mois d'octobre 1914, puis celle de la bière, en novembre. Par conséquent, au printemps 1916 où Maria Vérone prononce son discours à la Sorbonne, la prohibition russe est détricotée de tous les côtés et ne concerne principalement que les boissons distillées. En définitif, le parcours antialcoolique de Maria Vérone illustre non pas l'hypocrisie d'une personne, mais les ambiguïtés du mouvement antialcoolique en France (et en Russie, avec ce dernier exemple). Il met en exergue l'attitude problématique des antialcoolistes français par rapport au vin et à d'autres boissons fermentées que j'ai étudiée à travers quelques images dans ce post.
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