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  • Victoria Afanasyeva

Ma triste vie jusqu'au jour où...

Récit de Marie Pierrot-Lambert, publié dans Le Libérateur, janvier 1969, p. 3.


Je suis la dixième d’une famille de dix-sept enfants. Mon père était alcoolique, fils d’alcoolique. Ma mère trimait dur. Elle rentrait le soir, épuisée. Mon père, sans cesse ivre, la brutalisait. C’était un mineur, bon ouvrier, mais sans cesse renvoyé pour cause d’ivresse. Sauf un grabat, le mobilier avait disparu, à force de déménagements et tout ce qu’il cassait, étant saoul. Après vingt-deux ans de mariage, lasse d’une vie de martyre, elle s’enfuit. Dès l’âge de huit ans, j’eus des crises d’épilepsie. Au cours de l’une d’elles, je laissai tomber le bidon de pétrole dans le feu. Je devins une torche humaine et conserve au cou et sur le corps les cicatrices de ce terrible accident. Abandonnée par ma mère, je fus mise à la rue par mon père. J’avais alors onze ans. Je fus recueillie dans une maison de logement où habitaient parfois jusqu’à 70 mineurs. Je vidais les restes de leurs verres de genièvre ou d’eau-de-vie, ce qui me donnait un surcroît de crises d’épilepsie. J’avais quinze ans quand cette hôtellerie ferma ses portes. Je trouvai à travailler tantôt ici, tantôt là, mais personne ne voulait me garder. Désespérée le suicide commençait à envahir mes pensées. Mourir à quinze ans ? Mais je n’avais pas le choix, puisque j’allais mourir, peut-être mourir de faim, dans la rue ou dans un champ. Poussée par le vice héréditaire, je dépensai les 15 francs qui me restaient à boire du genièvre, croyant trouver dans l’ivresse l’énergie d’aller me noyer. Un passant qui surgit providentiellement n’eut que le temps de me retenir par le bas de ma jupe, je surplombais déjà le vide et faillis l’entraîner dans ma chute. C’est avec mon sauveteur que je me mariai, un homme de bien, mais le vice me poursuivait. Mon mari était pourtant aux petits soins avec moi, mais je n’éprouvais aucune gratitude à son égard. À Fontaine-l’Évêque, je trouvai une section de Croix-Bleue (c’était en 1903) que je connaissais de réputation. Je pris un engagement d’abstinence, mais retombais toujours dans la boisson. Abrutie par l’alcool, je me bataillais souvent à main armée. J’ai dû, de ce fait, être internée à plusieurs reprises dans des asiles d’aliénés.

"La femme ivre en prison", dessin de Durand-Brager. Le Tour du monde, 1er semestre 1865, p. 328.

À l’âge de vingt et un ans je devins veuve, je bus davantage pour passer mon chagrin. J’étais une épave, une loque humaine. J’allais troubler les réunions de Croix-Bleue, où l’on me témoignait pourtant de l’affection. Les paysans me payaient à boire pour me faire danser et chanter ; comme je chantais et dansais fort mal, ça amusait follement la population. Mais lorsque j’avais trop bu, je devenais terrible, c’était un sauve-qui-peut général. J’avais des accès de folie furieuse, il fallait souvent me mettre à l’hospice, dans une salle spéciale. En 1908, dans mon égarement, je mis le feu au grenier où je m’étais réfugiée, trompant la surveillance des Sœurs. J’aurais pu être carbonisée, mon seul vêtement, ma chemise, avait déjà pris feu. On m’enferma au cabanon. Libérée, j’allai à Fontaine-l’Évêque, trouver le pasteur Pierre Picot, que je savais compatissant. Aidé de sa femme, il fit l’impossible pour moi. Durant sept à huit ans, ils durent intervenir pour me délivrer de l’alcool, ce poison maudit qui armait ma main, soit d’un couteau, soit d’un revolver, avec lesquels j’ai souvent occasionné de sérieuses blessures. En 1910, à Liévin, je pris un nouvel engagement. Je tenais bon depuis un an, puis je me remis à boire un peu de bière, puis un tout petit verre de genièvre…, mais je m’aperçus vite que je glissais sur la pente fatale ! Je signai un nouvel engagement sans l’aide de Dieu, me croyant assez forte seule pour ne pas dépasser les limites. Je bus à nouveau chez mes frères à Noël et Nouvel-An. La dernière expérience m’apprit enfin que l’abstinence totale de toutes boissons alcooliques, bière, vin, cidre, genièvre, et toutes liqueurs, m’était indispensable.

C’est le 2 février 1914 que j’ai pris enfin un engagement avec l’aide de Dieu. Sa puissance a transformé ma vie et mon caractère, que la séparation d’avec mon mari avait rendu haineux. Je rencontrais souvent une ancienne ennemie. Bientôt, je n’eus plus d’autre idée que de la tuer. C’est précisément alors que je ne la trouvai plus sur mon passage. On m’apprit qu’elle fréquentait l’Armée du Salut. Je m’y rendis avec l’intention bien arrêtée de la poignarder : j’avais du poivre afin de l’aveugler au moment où elle ne s’y attendait pas, et un couteau dissimulé dans ma poche. À ma stupéfaction, je l’entendis demander publiquement pardon de m’avoir offensée jadis. Maintenant, elle désirait me serrer sur son cœur. Immédiatement, ma rancune tomba, je fus une autre femme ; nous nous sommes embrassées en pleurant de joie. Elle ne se doutait guère avoir été si près de la mort.

Non seulement je suis guérie à tout jamais de la passion de boire qui m’avait enchaînée pendant des années, mais Dieu m’a délivrée de mes crises d’épilepsie. D’une bête sauvage, dangereuse et sanguinaire, il a fait une femme heureuse et libre. À Boulogne-Billancourt, je trouvai une place de cuisinière, puis de blanchisseuse. C’est là qu’on voit l’alcoolisme et la débauche. Au début, je fus persécutée, insultée, battue, mais ma force était en Christ. Par la suite, j’ai pu enfin expliquer que j’avais été pire qu’eux tous, par le passé, que je buvais, me bataillais, étais une pauvre épileptique, fille d’alcooliques, et que mes frères, oncles et tantes étaient presque tous épileptiques. On a voulu des preuves : je les ai fournies avec des papiers d’internement. Ce fut une révolution, jamais on n’avait vu quelqu’un tomber si bas pour être relevé et atteindre la santé et le bonheur. Mais le salut, c’est quelque chose qu’on ne peut garder secret. Aussi, ayant à cœur de sauver mes sœurs de misère, que je savais sans abri pour avoir bu leur salaire et ne pouvant payer l’hôtel, je partais le soir, après ma journée de travail, inspecter le long de la Seine, du pont de St-Cloud jusqu’au pont de Sèvres. Souvent, j’ai réveillé des jeunes filles qui dormaient là, sans abri, pour les amener dans ma chambre, je leur donnais mon lit, mes vêtements, puis les aidais à trouver du travail. Plusieurs d’entre elles sont aujourd’hui mères de famille.


Voici trente-sept ans que Dieu me garde fidèle à mon engagement. La vie est transformée pour moi. Je me suis remariée, mon mari adopte mes principes. Je n’ai de plus grand bonheur que de recevoir à notre foyer des malheureuses auxquelles je peux dire le secret de ma double guérison. De 1903 à 1914, j’ai pris des centaines d’engagements avant de comprendre que, pour tenir une promesse, il fallait être tenu par quelqu’un de plus fort que soi. Ce qui prouve qu’il ne faut jamais, au grand jamais, abandonner un buveur, tant qu’il y a quelque chose à espérer de lui.


Juin 1951

Marie Pierrot épouse Lambert

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